ACCIDENTS

EXTRAIT

Extrait de Accidents, Bernard Manciet, 1999, L’Escampette

C’est moi. Réveille-toi. Debout. Viens ! J’ai besoin des craquements de tes vingt ans. J’ai besoin de ta main dans la mienne. Sois-moi complice. Lève-toi.
J’ai besoin de marcher avec toi dans la nuit. Ardemment. Marcher en silence en bousculant des formes, des vents, des ruades de parfums, des clartés qui passent. Marcher longtemps, le cœur en marche. Les dents serrées. Les routes et les pierres et les arbres. Et le cœur en marche dans la nuit. Le cœur dans la gorge et les dents serrées.
Tu le sais bien où nous allons... Tu t’imaginais que nous allions cueillir les boutons de roses et d’aurore ? Tu crois que j’avais besoin de toi pour trouver l’autre ? Alors, pourquoi me demander où nous allons. Et moi, tu crois que je le sais ? Pourquoi donc veux-tu le savoir ? Allez, marche, sinon jamais nous n’arriverons.
Tais-toi. Et marche. Tu parles d’étoiles ? Où ça, des étoiles ? Il n’y a pas d’étoiles. Je te répète qu’il n’existe pas d’étoiles. Je nie ces étoiles. Une seule chose existe : marcher. Il faut marcher. Marcher à tout prix. Aurais-je besoin de toi, pour voir des étoiles ?
Pourquoi mentir ? Car tu n’es pas venu avec moi par affection. Je ne suis pas venu te prendre à cause de toi, mais à cause de moi seul. Mais afin de marcher. Dans ton sommeil, ton cœur m’attendait et m’attendait approcher. Voilà pourquoi tu marches à mes côtés. Non par affection — oh, l’affection ! — mais par fuite.
A quoi penses-tu ? Vas-tu finir de penser, enfin ! Pense à marcher, à marcher, tu entends ! Ne pense ni à la faim, ni au sommeil, ni à savoir si tu es éveillé, ni à ma présence. Car tu pourrais aimer du coup, le pain, ou la faim, ou moi ! Et tu n’as le droit d’aimer que de marcher, marcher et marcher.
Les gifles de vents, d’astres. Les arbres tombent derrière nous, un à un ; les jours et les nuits tombent, un à un, derrière nous. Et nous toujours en avant. Au devant de nous-mêmes. Plus haut que nous-mêmes. Elancés tout à l’heure, vers la mort. Mais ayant enjambé déjà notre âme et enjambé toute mort.

 


AMPELOS

EXTRAIT

Ampelos, Bernard Manciet, 2007, L’Escampette

α.1
Ormeau vivace vigne éparse
Vent de lumière
Les fait chanter bourrasque d’air
De verre
Et sur la droite taureau bleu mainte lagune
Jardin de mer
Sel sur sel
Par bouquets d’ajoncs embrasés
Et claquements de soufre
Mer contre mer tout un feuillage
Où monte un orage orangé
Et la parole va
Elle pousse en feuilles
Savoirs sur savoirs sans bien savoir
La grande Vigne se rencontre

α.2
La vigne un estuaire
par l’eau et par l’esprit
voici qu’il pleut sur la mer
il pleut dans le ciel
tout le ciel une libation
dans les conversations de la pluie
dans les houles dansantes
la vigne est ivre
de rosée de poix
de lunes de sucs de gorgées
et ruisselle de parole
danse de sève
de grues comme de la neige
baptismale
et parole qui le dieu commence

 

α.3
Âme de sources innombrables
flanc innombrable étreint
les ruisseaux de feuilles débordent
de songe
de crépuscule vert
où ils se désaltèrent
noués ensemble et dénoués
esprits joyeux de lucidité
dans l’intermittence du dieu
vérité de pampres vivace
et sauvage
la vigne alors entière s’apparaît
vision qui voit
nuit de rosée
et de savoureuse sueur

β.1
Sur les floraisons sous-marines
la vigne pose le pied
de sorte que par haleine ternaire
elle s’élève en treille
inclinée sur ta fleur
qu’elle ombrage et ensoleille
Ampelos surfer de fleurs de St-Jean
Tel un éclair vif alerte
Tel une étincelle
Qui vole au sommet de la vague
Vole dans les raisins de pâleur
Dans la bruyère miellée au soir
De langues
Sel superbe
retourné

β.2
Qui les compterait les feuilles de la vague
les pas de la lune à la pleine mer
les grappes de la vigne à son plein
les baies d’aubépine
jeune Ampelos qui t’a donné le corps entier
de la vigne de partout palpitante
donné toute une saison ?
donné la vague et l’écume
les nombres en soi et l’absence de nombre
hautement repliés ?
les yeux et les paupières de tous côtés
la multitude des vagues
dans la marée montante du soleil ?
du tout jeune soleil la peau
qui la pourrait compter ?


ARATEA

EXTRAIT

Aratea, Bernard Manciet, 2000, L’Escampette

I La chevelure de Bérénice

Recel nacré dans la toison sombre
de cette nuit en odeur froissée
échevelée en soi Bérénice
ce pleur de sel par fourrure épaisse
Lumière noire en follets et flammes
dans tel cresson mes chevaux se battent
te délivrant écume en écume
rosée accrue ils la désétoilent
A l’ombre de ta haute flambée
cet or obscur pleinement rutiles
se remémore un lointain secret
où clôturé suis d’orages noirs
Golfe odorant de moiteur superbe
ressac de nuit et marée hirsute
un souffle vaste en corbeau s’éploie
de grillons vifs la proie étoilée
Entre – mer forte – la Lycaone
pesante cuisse et belle Avarice
arrondie en généreux duvet
tu plonges au large de réglisse
Mais triomphant par sombres retours
d’haleine sur haleine médiane
des lance-feux Cyrène ou Medie
ou mon Istrie ! ô comble patène !
C’est vaste nuit que l’agnelle en feux
braise d’encens ses sept glaïeuls noirs
de feu rayé et de violette
d’onyx office qu’abeilles tressent

 


II Ampelos
Toi qui te penches vers cette épaule
de Balance elle t’affleure à peine
mais en frémit plus brillante et pâle
tremblent aussi semences de nuit
Il te préfère le dieu danseur
se colorant toi raisin de larmes
à tout un ciel qui flambant se hâte
et par toi moindre sa nuit s’attriste
Au dieu dansant des saintes vendanges
d’astres c’est toi de sucs et de rires
grappe ! qui cette coupe remplis
et l’embrassade et l’immortalises
Le dieu nombreux lorsque tu le foules
par sarments tombent sèves d’étoiles
manquant de ciel pour tous vos combats
puis à son cou grain de gui tu gèles
Mais aux bords de fleuve lydien
au dieu tu nais tout boucles et mûres
et crawlant aux voûtes de cristal
tu sors des dieux tel d’entre les ombres
Par chaque veine gambade alerte
le dieu Bromios et pampres t’enflamme
toi tu t’épands treille de corymbes
que mainte grive d’absence crible
De l’avalanche des grappes claires
tu vêts la nuit vivante et couronnes
l’abîme rend au plus riche automne
en plus haut chant que ton jour entonne


AUX PORTES DE FER

EXTRAIT

Aux Portes de fer, Bernard Manciet, 2001, L’Escampette


Tu restes là debout Ville Blanche en plein midi
sur les hauteurs du fleuve vert de la bruyère sombre
qu'as-tu donc à regarder ainsi le ciel ?

je ne suis ni ville ni colline je suis Deborah
suis Deborah sur Sisara
ce sont mes yeux qui chantent les hauteurs

Ville Blanche fauchée en plein milieu
par un croissant de lune qui sépare les meuglements
qu'as-tu à séparer les troupeaux du ciel ?

courage Deborah courage Barac
parlez bramez ensemble les bêtes de là-haut
qui jetez des pierres et des blocs de pierre sur Sisara

Ville Blanche sur les Portes de Fer
les portes de tes yeux sont arides
que regardes-tu de la sorte aux portes de l'éther

par les portes de l'air innombrables grand ouvertes
passent et repassent des peuples sans nombres
les portes en gémissent

Deborah blanche et rauque sur le rocher
c'est tout l'Ister du ciel qui est dans tes yeux
avec les bateaux et les feuillages qui vont

Regarde mais regarde dans les portes de trahison
toi Jerobaal rocher sur l'Ister
elles déversent à la décharge soixante-dix de tes frères
ce ne sont que les ombres qui tombent des montagnes
les ailes de nos morts d'alliance en 18 en 40
tout s'efface d'une seule aile d'ortolan

regarde donc les portes de la honte
quarante mille vautours montent de la mer
pour enserrer l'ortolan de ton cœur

Ce n'est que l'estuaire du soleil couchant
les mers ont peur de moi et tourbillonnent
il faut pardonner à la mer

regarde du côté des Flandres les portes des mensonges
qui couvrent vallées et montagnes et songes
et les h.l.m. buissons clignotants

ce ne sont que des vols de papillons de nuit
le vent du sourire se lève
le matin il ne reste que rosée brillante


COMPRESSEUR

EXTRAIT

Compresseur, Bernard Manciet, 2000, L’Escampette

1 En pleine voilure ultra-buse – éclaircie la déchirure – ils se – par à-coups de soleils couchants – déchemisent – les pistons à deux temps – galop de pomper aux conques – coup sur coup les bétons bêtes – tamponnants – en rires de vaisselles – il pleut des socs il pleut du sel – pastilles partout d’abolition
2 Les silences dangereux arrivent : crapauds sur leurs coudes – « Il vient il va venir il vient »
3 Valdas les filles d’Israël crécelles mitraillantes traçantes – les phares balaient de glycérine – mon ventre aux chiens-orgues cette nuit – et pompe, toutes usine dehors
4 Les saxos dribblent aux grands magasins vides – souffle silence aux couloirs des métros – turbines d’en dessous du silence – « Il vient il va venir il vient » - aux parkings sonores courants d’anges – mon silence pneumatique
5 Mes nègres s’enflamment les pétroleuses s’ouvrent en feu – les vents lèvent sirènes de gaz d’éclairage – et les locos emportent de morveuses marquises – au foie fournaise – que soit sirop – et gloire aux pelvis réactionnaires de boxe – Salve ! aux hanches d’étrangleur – au décoffrage des cuisses
6 « Il vient il va venir il vient » - silences poires de caoutchouc rouge – les grumeaux – les jaunes d’œufs de sanglots roucoulés – et les oranges-gongs – les crapauds-soufflets – les tumeurs mûres à pleine autorité battantes – on assassine quelqu’un dans les soutes – silences cloniques éclampsie – nos naseaux de cheval au souffle des sources
7 Il vient dans ses muscles de limande – dans ses langues à soufflet – et ses oreilles d’avion – dans ses coups tristes de cognée – ses étoiles en luettes métalliques – et ses visages-rotative – dans les accidents au fond des yeux – sa sous-ventrière claquement – électrochocs de spots en foule dans notre courbe lumineuse – dos courbe et rainure de langue – et veine énorme – pour t’embrasser d’un claquement – je te souhaite-désire œufs de poisson – recul de jean au lance-flammes
8 Jusqu’au pouls de la lampe – jusqu’à la bête dans le punch du cœur – jusqu’à fermer les doux yeux de la nuit – tu dors sous mes paupières – jusqu’à l’enfant dragée – et à la gorge-même


ELOGE DE LA ROSE

EXTRAIT

Eloge de la Rose, Bernard Manciet, 2003, L’Escampette

I
Parmi ce ciel reflétée multitude
de sources criblé
édifice de l’œil fournaise
seule Rose ou lumière rompre
au répandre et du plausible
batailleuse enfin vraie
gouffre médian soleil
Leur suffocable heurt
quoi de plus sûr qu’une Rose
ou résistant que telle ultime
au plein instant des cieux
soudain silence ce gel bref
cristal cette prison de fragile foudre
été plus foisonneur hors d’haleine
Où se résoud en langue la toison
Rose fauve où tous les feux dardés
si par creux de ce jour dédoublé s’érige
la pourpre l’ombre très hautaine
ou que labiales armées s’échangent
ô Rose ô succion
pour un été de feux nocturnes un le lèche
Rose à toi-même gerbe
et arbre de pleurs
langue de grappes d’éblouirs
tout est désir et taches
de fauve il n’est que soleils levants
les sources se descellent arbre
de sources tout est bâti d’excès ou de la douce erreur
Il n’est que commencée et ce jardin par
toi beau feu qui nouveaux feux embrases
d’un seul pétale le tumulte des
nœuds touffus de soleils frai de jours
partout ébranlements de cieux et de feuillage
vers leurs naissances quelles – mais
d’un déjà bousculé, Rose !
Pour toute pensée l’éblouissement
du commencer et je suis pensé de la Rose
œuvré de son œuvre respiré par
la Rose mais instant de l’instant contient le destin du jour
racines réunies rose j’en suis racine de vagues ou l’écume ce ciel
nouveau ce monde beau pressentiment
je tiens fugace parole de commencement
Rose – désir de Rose peuplée
de parcelles ou bien d’oiseaux
d’eaux bousculées
dans l’ouvrir d’un pétale tous les jardins
ouverts et soleil d’étamines toutes soleils
d’aubes acclamées secrètes les dieux naissent
pour t’embrumer désir vaste de Rose
Improvise divine les roses
et les dieux te hasarde
en épars lendemains et nouvelle
de beaux corps suscités d’ensemble
de beau peut-être il est peut-être un Dieu
variable en tes feux possibles
corps de ton corps inattendus
Matin accroissez-vous de grappe
d’aubes par foules foules pétales transparents à
l’évidence
des nacres tièdes où vos êtres sinon leur rosée
car nombreuse et donc annonce
et le dieu seul comble le nombre
appareillant et procède par guis à s’envahir
Survenue – Rose – claire averse
pluriel par grillons éclatés
ou étincelle et déjà l’unanime
à l’un résolu largesse de caprices
l’heure cercles déjà foudroyés en naissances de fleurs
dieux divers de tous dieux
mon Dieu non – mais Déjà


FABLE

EXTRAIT

Fable, Bernard Manciet, 2005, L’Escampette

En atau lutz comble tan bèth helèr
nueit tota atau o coma o dotz enlà
deu dròmer l’aut dròmer son eslam
crus – hissant mila – revèrs e ‘nrauc
mès caud l’adaigas
aubor reala insinuada
lo neon trembla
hruita en anar amassa d’amna blanca

Simple en lumière comble beau tourment
toute nuit comme vallée ou source comble
du somme l’autre somme son éclat
creux et grave redouble – crisse mille –
mais chaud l’inonde
aube raréfiée insinue
le néon tremble
le fruit d’aller ensemble d’âme de blanc

 

len enlà d’estela enlà segura
los uiaus brum
baram mès hen
tot lo lac ‘quera nueit vienuda
de las caras deus cèus sa cara
renècs de secret que s’ahueca
los hlams sas paciéncias causas
huecs de tostemps hèits tant d’arreviteira
quau sonque silenci ‘queth s’adòri

vapeur d’étoile sûre partout lointaine
lacs de halos
haleines mais fanages
tout le lac cette nuit venue
des visages visage ciels
de secrets nuls s’embrasent
les feux leur patience choses
feux autrefois faits de résurrection
quel autre ce silence ne s’adore

 

en nèrvis mèi piós delici ennerís
aus huecs los huecs escurada que hèn
au nèrvi dinc a engerrit revengiu
deu sec deu viu e pas e pas e òs
intèrna lampa liri
churchurejada luèra linçòla
de pregada en la nueit la nueit

plus pieux délice innerves d’ombre
que font aux feux les feux
jusqu’au nerf qu’irrite rebellé
de sec vif pas à pas et os
l’interne lampe lis
chuinté linceul de lune accru
de la nuit priée en nuit


e solar de – l’adiu – ad era l’amna
las garas deu son èrm l’enlusir sonque
estigla moment lo diu sancèr premiu
se delèisha au son hlam sonòr
que brusc estó tard e món dòule
l’arrevitar deu ser
s’es emparat e nos sospís de vos
e vos nes ètz e vè’t saber

le seuil enfin de l’âme à soi-même – l’adieu –
des gares éblouies de désert seul
l’instant étincelé le dieu tout hésité
se délaisse à sa flamme sonore
soudain il s’est fait tard monde à regret
la résurrection du soir
s’est emparée et nous vous sommes soupir
et vous nous êtes et qui sait

non de rinche’ enterferir ausible
las vòstas resplendors cap aus vòstes Poders vòstes
arrefús gloriosa arringlèira la trilha
de cap au flume lo briu estelari
o l’esperit a huec vosautas causas sons
necessaris rebats vosautas sas idèas
per que lo huec s’esplasma si se veid
per sons arradimalhs verds eslasias
per l’arradim lo serinadmissible, interférence audible
vos splendeurs vers vos Puissance vos
refus orgueils étincelants, treille,
vers le fleuve la risée stellaire
ou vers l’esprit en feu vous choses
nécessaires reflets vous ses idées
par quoi le feu s’exclame s’il se voit
par leur grappement vert étincelles
par le raisin le soir

 


GRAND VENT

EXTRAIT

Le Grand Vent, Bernard Manciet, 2002, L’Escampette

L’ange mesure les pommes de terre au grenier
la mer la mer se retourne dans l’ange
l’ange mesure la mer

et l’emporte avec les nuages lâchés
et chassés au galop des chevaux nuit et nuit
les nuages de nos péchés

c’est le vent d’ouest le vent cogne
par sursauts de sang sursauts de chant
le grand chant : le péché et la nuit


il tourne et retourne nos péchés au grenier
les étoiles comme autant de sanglots
s’entre-dévorent comme les vaches

la nuit penche et déverse
nos péchés nous en ont inondés
l’épidémie nous envahit de meuglements

nous avons brouté du vert de dollar
les collines ont verdoyé
les vaches se sont renflées comme des américains

le facteur fait du porte à porte
l’ange de l’ange va de troupeau à troupeau mettre le feu
il souffle sur le feu pour éclairer la face de la face
Vous ô vous tous ne me reconnaissez donc pas ?
vous l’avez là mon visage à grands coups d’ailes
ma cuisse qui délivre l’âne sauvage

vous avez coupé court à la première neige
de votre ventre et moi je m’éloigne
je ne fais que passer

je me tiens éloigné de vos reins
et de leurs printemps qui gèlent
je ne fais que vaporiser

je connais le nom de chaque étoile
et le nom de chaque enfant non encore formé
vos enfants vous les faites cuire

je sais le nom de chaque feuille
et comment cela s’appelle vos remue-ménages sous les arbres
pareils à la voix de multitudes

le vent d’hiver le vent du siècle
redoublement de pluies et vos semences sont pourries
Ninive est sous les eaux

 


IMPROMPTUS

EXTRAIT

Impromptus, Bernard Manciet, 1998, L’Escampette


Impromptu de Raquís


Ut — et l'une et l'autre et avalanche
le piano perd ses perles
comme une rade illuminée
tout le long du soir le long de la hanche
votre peau n'est qu'une perle
vous êtes une rade Isa
que votre dos se déperle
et haut s'emperle rose trémière
et jusqu'aux pieds découture-éclair
adieu Genièvre adieu Lia
d'un doigt le long de votre joue
adieu Line et Jacqueline
adieu le jour s'en va
mais radieuses opalines
épaule rose comme roses
et genou vert d'Emmeline
et les lampes de magnolia
le vent du soir souffle les pages
la partition de vos âmes
vos âmes de bristol
que l'on prend pour éventails
qui nous emmènent comme des voiles
le piano descend au bémol
âmes de neige qui glisse
sur la rade d'un sternum
le soir neige il faut bien mourir
îles de rhum il faut partir
Francine sur ce bateau
de votre talon chancelant
jusqu'à la cheville en ma paume
j'écoute Line votre cœur
ce berlingot sur vos lèvres
mourir nous faut ainsi que de nonchalance
votre talon de miel
ainsi se replie éventail
votre jupon de percale
votre cœur Nelly est gousse d'ail
telle sur mon épaule une lune
filant aux lointains Tabagos
et votre tachycardie ô Nane
s'enfuit cahotante sur les rails
Marcheprime Toctouco
ces cœurs se meurent par cœur
meurent comme tel glaçon
au verre de gin de lune
adieu maison de Raquis
nous nous conviâmes à mourir
avec de nouveau cette gamme
deux doigts de cendre sur le soir
il fait sombre trouvez-vous pas ?
pluvieuse Muriel
et translucide Léda
une jambe encore une gamme
mourons avec grâce ô coupes
glacées où le magnolia
s'éparpille la lune nouvelle
y passe à l'étroit dans son jeans
mourons de fleurs périlleuses
soit Alexandra soit White
Lady dans son halo de sucre
soit de beaux seins rétractiles
les flambeurs de balsamine
chrysanthèmes grands Esso
nocturnes et des lierres caviars
dilatées ces chaudes fourrures de Bengale
vastes signaux ferroviaires
par les Sacrés-Cœurs lampants
dans la ruine des lustres
en pampilles chamaillées
en perles
lorsque les trams pleurent Bordeaux
adieu joue de magnolia
giclants de givres déchirés
sur coups de frein déchirants
mon âme est votre talon
où mourir Line et Francine ?
adieu sur les coupes frêles
votre pétale las à l'ut
alors que baîlle Gaspard
et en semi-queue baîlle
de la Nuit.


LA PROIE

EXTRAIT

La Proie, Bernard Manciet, 2004, L’Escampette


Ont e hautin ont en-devath las aigas
diden e la palanca deu blu dab
los casaus a Baïsa devara
en balas – gòrre abrana cadença a bèths vuits
saumucats – diu lo mon que ne vam
de miei tau còs : a saunejà ’s ton huec
aus hons tons talhs e hautejants
dont nos ns’ i viram los macaus malandrejaires
avucaires creadas en vaganau
e s’eslaishir los hèm
escalhs a nos de hlams de trocas


Où parlent en vignes hautes – et souterraines aussi
les eaux et la branche du bleu avec
les jardins vers Baïse descend
vainement – l’automne allume ces chutes par lacunes
sanglotées – Dieu mien, je vais
parmi ce corps : ton feu à se songer
et tes profondes ou hautaines entailles
par quoi nous détournons les destins maladifs
créatures aussi – qui en vain nous fascinent
nous les faisons se faner
nous sont éclats de flamme


esplendent qu’es e just sínguim pagats en estèras
– son iras de hroment – puishqu’ideas fremint
com desser los laurèrs e los cassis
traucam : los de reis combles un tremblent ostau
e qu’am devath las socas d’aigas nos susprés
lo hoge donc – un pervagant eishami
e tèrras de las tèrras e lo cordar prémer
e qu’i plantèm dens la destressa a la huelha canda airenca
lo jorn com ua abséncia e qu’a vutz d’òmi
lo mainat de bailina a l’espàrcer
de sa cara agarda e uelh cranhent


il est juste et splendide de nous payer en éclats
– ce sont colères de froment – puisque menaces crépitées
comme du soir nous franchissons les lauriers et les chênes – eux
comble ici de rois et tremblante maison –
et que sous les eaux nouées nous surprîmes
la foudre – cet essaim errant la terre de nos terres
accord premier des cordes – et dans notre détresse planté
aux feuillages candides de l’air
le jour comme une absence – il a voix d’homme
l’enfant de caresse dans la dispersion
de sa face farouche et regard craintif


L'EAU MATE

EXTRAIT

L’Eau mate, Bernard Manciet, 2016 (réédition de 2007), L’Escampette

1.
À chaque pas, je m’enfonçais dans un trou d’eau, plutôt tiède, entre les poussées de joncs et de molinie. Là personne ne viendrait me poursuivre. Une fois encore, très prolongée ce coup-ci, la psalmodie m’avertissait : “plus loin, enfuis-toi...”. Elle venait du fond de la lande, de la lisière bleue des pins, de la frange lumineuse qui la coupe des nuages. La journée s’éternisait, grise et bête. J’avais suivi les ombres douteuses des buissons, harcelé par les taons, courbé dans la puanteur fade du marécage, mon marais, sans que jamais un remous ne sanglotât, ne me trahît. Il ne me restait plus qu’à m’étendre, ou plutôt me recroqueviller dans une sorte de fossé hirsute, où le soir finirait bien par m’effacer.


2.
Entre les branches, les joncs, les herbes longues, j’eus vite appris à me glisser. Je me faufilais entre les odeurs, celle du lierre, sombre et farouche ; plus légère, celle des acacias ; veloutée, celle des chênes tauzins. La molinie affûte son éther. Sur le flanc des arbres, les mousses se dilatent en larges étoiles, en pétales fripés, avec une odeur creuse, et certaines sans la moindre odeur, ou peut-être très pâle et sèche, comme elles. Les traînées de cèpes se reconnaissent de loin, mais les champignons vénéneux seulement à leur pousse acide. J’ai le plus souvent évité les hautes fougères, qui agitent sur tout ce qui passe des panaches d’essence, alors que l’ombre des fougères d’eau respire de complicité, me recouvrant de chute en chute souple, et fraîche à courir le long du dos.


3.
Le long cri d’avertissement avait cessé depuis la veille. Mais toutes sortes de convulsions de la boue, de la terre, me prévenaient. Des racines se ratatinaient lentement. Parfois des branches enchevêtrées me dissuadaient, des branches mortes pourtant, et desséchées voilà bien longtemps. Elles traçaient des signes évidents en l’air. Je ne devais pas m’aventurer plus loin vers l’eau étale, que je cherchais pour y boire. Des pas avaient laissé leurs traces le long du sable. Je reculais, je retournais vers les buissons épais, qui m’aimaient. Une masse sombre de tiges aiguës et de nœuds sourds s’était gonflée en travers de ma démarche prudente. Mon cœur, cette bête dangereuse et musclée, s’arrêta, en paquet de terre.

Correction


LE DIRE DE GUERNICA

EXTRAIT

Le Dire de Guernica, Bernard Manciet, 2001, L’Escampette


Avez-vous beau temps à Guernica ?
— beau temps nous avons nuages souples
et arbres fleuris comme des fiancés

— n’avez-vous pas de neige à Guernica ?
— les acacias neigent sur la mer à Lequeitio
à Bormeo la mer est un printemps

— avez-vous un joli matin une aube froide ?
— nous avons l’haleine tiède du Sud à Guernica
et nos soldats couvrent de matin les montagnes

— vous n’entendez pas tonner de chez vous ?
— nous avons orages de fleurs les montagnes en frisent
le chêne de Guernica n’est qu’une fleur

— de chez vous les éclairs vous ne les voyez pas ?
— nous voyons des anges de colère sur la montagne San Miguel
et les Basques sont frères des éclairs

— allô ! vous autres ceux de Guernica vous ne voyez pas venir la peur ?
— nous avons deux mille ans de peur et d’effroi
et depuis bien plus les montagnes sur nous battent des ailes

— est-ce vrai ? vous ne voyez pas arriver le sang ?
— les montagnes ont fondu en cascades sur la Mundaca
les plaies de Jésus-Christ se sont rouvertes de joie

Allô ! ceux de Bilbao ! non, nous ne manquons pas de vin
le vin nous a fait polker tout d’hier soi
le petit des Gardoqui jouait de la flûte

— nous ne manquons pas – allô ! – de vivres
les chats miaulent en fuyant et les chiens chialent
l’âne s’est mis à s’esclaffer devant l’abattoir

— des mitraillettes nous en avons : tambourins secs
et articulations de l’usine Unceta à plein rendement
et tout au long du jour la crécelle des chapelets

— des avions des Stukas nous en avons à Guernica
allô Bilbao ! nous avons sur le toit deux carmélites qui étendent les bras
c’est plein de martinets et de semences ailées

— des bombes sifflantes – allô Bilbao ! – nous en avons à revendre
vous devriez entendre la trompe du boulanger
et mille poumons percés au Monte Oiz

— ils soufflent des roses ils sifflent du rose
nous n’avons pas besoin à Guernica de bombes éclairantes
nous avons la mise à feu – ave rosa mystica – de Notre Dame de Gardenia

 

— hòu Bilbao ! allò ! màncam pas de tèrra
ni de trencadas ni de palahèrs ni de picas a ua
ns’èm estats las emparas dens las tombas

 


— allô ! nous ne manquons pas de terre
ni de tranchées de pelles et de pioches en chœur
nous avons établi nos demeures dans les tombes


LITURGIA

Trois poèmes pour mettre en lumière les trois visages de Marie, qui nous disent les trois mystères de Notre Dame : mystère joyeux, douloureux ou de gloire. Au cœoeur d'une histoire sainte, l'autre histoire d'une femme de chez nous, symbole de toutes les femmes touchées par la grâce de Dieu et de la Gascogne.

 

Spécifications
ISBN : 2-909160-25-4
Auteur : Bernard Manciet
Format : 15 x 15
Nb Pages : 60
Date de parution : 1999
Descriptif : Coed. Cairn, Bilingue (Occitan Gascon & Français).
Genre : Poésie


LO BRÈC

Epopée hors du temps, Lo Brèc est aussi une parabole échevelée sur notre monde, l'arrogance des puissants et le silence des peuples d'où naissent pourtant les révoltes salvatrices. Il est enfin le testament poétique longuement élaboré de son auteur, disparu en juin 2005.

Spécifications
ISBN : 2-909160-43-2
Auteur : Bernard Manciet
Format : 13 X 24
Nb Pages : 350
Date de parution : 2007
Descriptif : Bilingue Occitan Gascon / Français
Genre : Poésie

Structure


PER EL YIYO

EXTRAIT

Per el Yiyo, Bernard Manciet, 1996, L’Escampette


Le Taureau
Tu seras le taureau et je serai l’enfant
tu seras l’enfant et moi le taureau
les houppes je serai et toi mes tonnes de peur
tu auras peur de moi le soir
j’ai toujours tremblé pour un enfant
moi le taureau je t’aimerai et tu t’en riras
tu m’aimeras pour rire

et mes yeux riront de la mort car c’est étrange
de mourir pour un enfant pour un crochet de lis
dans mon béton de nuit
je serai l’orme et toi la vigne qui retentit
les guirlandes applaudiront
lorsque la peur applaudit autour du cœur
peur d’une lune affûtée

que je tiens dans mon poitrail
et qui se lève dans mes entrailles mes treilles
— elle les parcourt sans bruit —
et je la porte au-dessus de mes yeux aveugles
aveugle de toi car d’un dieu
qui ressemble à la neige
j’ai l’esprit plein de flocons

toi la balance dans mon poitrail
je te bercerai sur mon front
comme une prairie violette
toi mon chargement de fleurs sombres
mes cornes comme un halo à ton Kir
toi ma charge de martinets criards
mon cuir : la nuit — et toi le rabâchage

des Hauts de la nuit
j’ai longtemps attendu ton lever de lune
comme une déception

 

Lo Brau
Lo brau seràs e que serèi lo còishe
seràs lo còishe e lo brau jo
lo hulòp que serèi e tu ma paur sas tònas
qu’auràs de jo paur lo desser
jo tostèmps que trembli pr’amor d’un còishe
brau jo que t’aimarèi e te'n arridaràs
m’aimaràs per arríder

e me'n arridarèi dens los uelhs de morir car es estranh
morir per un còishe per un guirp de liri
dens mon beton de nueit
Serèi l’aulom e tu la vinha trenedissa
garalandas d’aplaudiment
quan la paur aplaudís a las venhas deu còr
la paur d’ua lua esmoluda

dont a la lua me la tieni au pitrau
e se liva a mas tripas mas trilhas
quan se las i va demiei shens l’entenin
e me la pòrti suus uelhs òrbs
òrb estar de tu car d’un diu
dont a la niu se sembla
qu’èi lo mon cap tot plen de gahècs de nivar

au mon pietarau tu la mia Balança deu desser
que te breçarèi suu mon ten
com ua prada vrioleta
tu la mia carga de flor nega
tu mon Kir e mons còrns sa broèla
tu ma carga d’arrasarriu
mon cueir la nueit e tu la sarmonèira

paraula deus Hauts de la nueit

Autographe

Autographe

Théatre


POUR L'ENFANT DE BASSORA

EXTRAIT

Pour l’enfant de Bassora, Bernard Manciet, 2003, L’Escampette

1
Tout juste une poignée de sable
une poignée de sel
une poignée d’écume
sur le petit de gazelle
Une branche de pluie
une branche de rosée
de pleurs une branche
sur le petit de gazelle pâle
Une plume deux plumes
une feuille qui plane
quelque neige qui vole
sur le petit de gazelle tout froid
Se détachant quelques dattes
un épi de seigle qui s’égrène
un chapelet de sanglots
sur l’enfant de gazelle brisée
D’un saule de tourment
verveine secouée
le froissement d’un laurier
sur le petit de gazelle qui dort
Rien qu’une goutte de lune
rien qu’un souffle de brume
un parfum de matin
sur le petit de gazelle dans sa nuit
Une corbeille de braises
un peu d’aubépin qui ploie
un brin de bruyère
sur l’enfant de Bassora


2
Il grêle de la fausse monnaie
avec des mensonges flamboyants
grêle de phosphore par bourrasques
sur l’enfant qui n’a plus peur
Et il tombe des doctrines
doctrines-gangrènes tombent
floraison de furoncles un vrai printemps
sur l’enfant pur
Vilebrequins logiques
dentures métalliques
toute une ferraille affamée
d’un enfant nu
Les moteurs noirs qui toussent
dynamos musculaires des volts
pulsations des amours mécaniques
sur l’enfant d’innocence


REVUE ÒC 1957


REVUE ÒC 1958


RONCESVALS


STROPHES


ULYSSE AU FLEUVE


UN HIVER


VÉNIELS